Sur le plan international, on se trouve dans l’obligation de faire ce
constat : il n’existe pas aujourd’hui de modèle ou de comportement
économique islamique spécifique. Tous les pays, du Maroc à l’Indonésie,
sont liés – ou ligotés, ou étouffés – par l’économie classique qui mêle
la gestion des intérêts à la pratique de la spéculation à outrance.
La particularité des directives islamiques en matière économique est
le lien total, permanent, inclusif, qui existe entre cette sphère et la
référence morale. En effet, les tractations commerciales et financières
entre les hommes sont englobées et nourries par le fondement du
tawhîd – le principe de l’unicité de Dieu – et elles ne peuvent être
abstraites de cette relation. Et de même que l’on se tourne vers Dieu,
de même que l’on cherche à ne pas mentir, à ne pas tromper… de la même
façon, la règle est de ne pas voler, de produire pour le bien des hommes
devant Dieu, de consommer dans le bien devant Dieu, toujours.
Impossible ici de concevoir un homme qui ressemblerait au rouage d’une
machine et que l’on pourrait définir, hors de toutes qualités éthiques,
comme un être qui, porté par la recherche de son intérêt, soit produit
soit consomme et dont la norme d’action serait de type quantitatif. La
science économique qui s’est voulue positive et qui s’est concentrée sur
l’étude du fameux homo oeconomicus est, en ce sens, amputée au regard
de la conception islamique : réduire l’homme à la gestion du comment
hors de toute détermination des finalités est inconcevable, sauf à
pouvoir le confondre avec une pure chose, un simple outil… un maillon
parmi les maillons d’une chaîne qui constitue la société.
De fait, l’acte économique le plus quotidien, le plus simple, le plus
naturel est toujours identifiable à sa qualité morale. Production ou
consommation, c’est de cette dernière qu’il tire sa valeur et non pas,
d’abord, de sa performance en terme de productivité, de rentabilité ou
de bénéfice au sens large. Tout l’enseignement du Coran sur le plan
économique tourne autour de cet axe : produire le mal, contre l’humanité
des hommes, produire pour la terreur ou pour l’abrutissement des
masses, c’est produire à perte, sans aucune rentabilité devant Dieu,
quels que soient les bénéfices financiers réalisés. Il en va de même de
la consommation : elle est déficitaire si elle s’oublie. On trouve
d’innombrables versets dans le Coran qui lient l’acte « économique » à
la dimension morale de sa finalité (dès lors qu’il est lié au souvenir
du Créateur).
Les 3 principes fondamentaux de l’économie en Islam
Les 3 principes fondamentaux de l’économie en Islam
Beaucoup d’ouvrages ont été écrits sur le sujet1 et beaucoup
d’intellectuels musulmans ont, depuis le début du siècle, présenté les
grandes lignes du modèle d’économie islamique. Souvent, trop souvent, on
s’en est tenu à la mise en évidence des grands principes et de leurs
spécificités sans mener la réflexion plus avant. La discussion n’a pas
dépassé le cadre théorique. Aujourd’hui, nous sommes dans un urgent
besoin de stratégie concrète, de solutions pensées et inscrites dans et
par les étapes d’une réforme qui seule nous permettra de réaliser un
vrai projet d’économie alternative. Car c’est bien de cela qu’il
s’agit : l’islam, dans ses fondements, est en opposition radicale avec
l’ordre économique libéral existant. Et ce, non pas parce que l’économie
islamique serait « socialiste » comme on a pu, malheureusement,
l’entendre ; mais bien, comme nous l’avons mis en évidence dans la
section précédente, parce que la priorité de la qualité morale rend
l’activité économique dépendante de valeurs qui la dépassent et
l’orientent.
Avant d’entrer dans l’analyse des solutions concrètes, il paraît
nécessaire de présenter ces fameux grands principes dont nous parlions.
Ils nous permettront de nous faire une idée plus claire de ce que
l’islam peut apporter à la pensée contemporaine ; dans un second temps,
il nous sera possible de nous appuyer sur cette présentation pour ouvrir
le débat sur les solutions pratiques. Nous nous bornerons ici à
relever, de façon synthétique, trois principes qui donnent sens à
l’activité économique sans nous perdre dans les détails de la
jurisprudence :
1. Tawhid et Gérance
2. La propriété privée
3. L'interdiction du riba
2. La propriété privée
3. L'interdiction du riba
Tawhîd et gérance
Nous avions parlé, dans notre seconde partie, de la relation qui
existait entre le propriétaire – Dieu – et le gérant – l’être
humain – en islam. C’est sans aucun doute dans le domaine de l’économie
que la nature de cette relation va avoir le plus d’impact.
L’enseignement du tawhîd est fondamental : Dieu seul possède dans
l’absolu et Il a mis la terre à la disposition des hommes. :
« Ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre appartient à Dieu… » Coran 2/2841
« Ne voyez-vous pas que Dieu a mis à votre service ce qui est dans
les cieux et ce qui est sur la terre ? Il a répandu sur vous des
bienfaits apparents et cachés… »
Coran 31/20
Coran 31/20
L’idée de gérance (khilâfat) donne la priorité aux devoirs sur les
droits. Il y a certes la permission originelle, mais il existe des
limites à respecter. Ainsi, tous les éléments sont des signes (ayât) de
la création et, en soi, ils sont sacrés : cette seule remarque va avoir
des conséquences importantes. Tous les hommes peuvent, et ont le droit
inaliénable, de jouir de toutes les ressources naturelles puisqu’elles
ont été mises à leur disposition par le Créateur ; mais cette jouissance
ne peut aller jusqu’à perturber l’ordre naturel par une exploitation
sauvage des éléments et un irrespect des « signes ». Les considérations
écologiques sont inhérentes à la philosophie de l’action en islam :
jouir des ressources devant Dieu impose que nous les respections.
Le Créateur veut le bien pour les hommes et l’on ne saurait admettre
l’oubli de cette volonté. Ce qui est vrai pour la dimension
écologique – au sens de l’utilisation des ressources – l’est autant pour
ce qui concerne la sphère de la production. Nous l’avions dit, ce qui
caractérise une bonne production, c’est la qualité morale de ce qui est
produit : les paramètres de productivité, de rentabilité, de prix de
revient, etc. ne sont rien et sont évidés de leur sens s’ils servent de
mesure à la production de l’inutile, du dérisoire ou, plus largement, du
destructeur. L’homme doit produire, à l’évidence, mais jamais pour le
seul profit ; l’homme doit consommer, mais toujours à la mesure de ses
réels besoins. Il ne faut pas omettre de rappeler la nécessité de tenir
compte de l’intérêt supérieur de la société qui, en écho aux valeurs
divines, fixe des limites à toute exploitation égoïste et inconsidérée.
C’est la problématique contenue dans la reconnaissance de la propriété
privée.
La propriété privée
La propriété de bien et de jouissance est permise en islam et
s’insère dans le cadre que nous avons maintes fois rappelé : son
exploitation doit respecter les directives morales révélées et, en
prolongement, doit tenir compte de l’intérêt de l’ensemble de la
société. Inscrits dans cette philosophie de l’être et de la gestion de
l’avoir, le droit et la liberté de l’homme de jouir des biens et
d’acquérir des propriétés sont considérables. Le principe de cette
acquisition est confirmé par le Coran1 :
« …Une part de ce que les hommes auront acquis par leurs œuvres leur
reviendra ; une part de ce que les femmes auront acquis par leurs œuvres
leur reviendra… » Coran 4/32
Le premier enseignement qu’il faut tirer de la lecture de ce verset
est la reconnaissance d’une propriété dont la modalité d’acquisition est
le travail. C’est bien ce que mettront en évidence la majorité des
juristes musulmans. Nous avons déjà parlé du droit fondamental au
travail et la possible acquisition de biens en découle logiquement : ce
pourra être un travail salarié, de l’agriculture, du commerce, de la
pêche, de la chasse ou autres ; la seule condition, la condition
fondamentale, est que ce travail reste dans le cadre de ce qui est
considéré comme licite (ce qui veut dire, pour les musulmans, que l’on
évitera tout type de transactions sur des marchandises interdites, le
jeu de hasard sous toutes ses formes, les monopoles2, les intérêts et la
spéculation). Il existe d’autres moyens d’acquérir une propriété : par
l’héritage, le capital, la zakât (pour les pauvres), al awqâf3, les legs
et les dons et l’on trouve dans les principaux ouvrages de
jurisprudence islamique, des commentaires et des analyses de détails
pour chacun de ces moyens.
La reconnaissance de la propriété oblige l’organisation sociale à la
protéger. Cette protection est fondamentale dans la juridiction
islamique : dans la classification proposée par les savants et que nous
avons déjà mentionnée en parlant de As-Shâtibî, elle participe des
darûriyât (besoins vitaux) au même titre que la protection de la
religion, de la personne, de la raison et de la filiation. La propriété
est donc inaliénable. Il faut pourtant mentionner que sa gestion est
soumise à des conditions dont l’absence devrait provoquer une
intervention des pouvoirs publics. Sans entrer dans les détails, nous
pouvons mentionner trois situations qui requièrent, au nom des principes
que nous avons développés ci-dessus, une intervention :
– 1) Une gestion accompagnée de corruption, de vol, d’une
exploitation injuste du personnel salarié, du commerce de produits
illégaux, de la fraude fiscale (dont le paiement de la zakât).
– 2) Une gestion qui va à l’encontre des intérêts généraux et qui peut aller de la création d’un monopole au gaspillage inconséquent.
– 3) Un cas de force majeure : catastrophe naturelle, guerres ou intérêts supérieurs de la communauté. Toutes ces clauses doivent bien entendu être codifiées et participer des procédures de droit dont doit bénéficier chaque citoyen.
– 2) Une gestion qui va à l’encontre des intérêts généraux et qui peut aller de la création d’un monopole au gaspillage inconséquent.
– 3) Un cas de force majeure : catastrophe naturelle, guerres ou intérêts supérieurs de la communauté. Toutes ces clauses doivent bien entendu être codifiées et participer des procédures de droit dont doit bénéficier chaque citoyen.
Le principe général s’exprime par une sorte de contrat entre la
société et ses membres propriétaires. En échange de la protection, et
bien avant une intervention qui doit être l’exception plutôt que la
règle, les propriétaires doivent à la société une gestion morale de
leurs avoirs. Le fondement de leur liberté sociale et économique n’est
pas remis en cause, mais on exigera de chacun un respect de la
communauté en ce sens. De la même façon, la société encouragera
l’activité économique et les efforts de chacun pour fructifier ses biens
seront une participation à la réussite du projet social. L’État, en ce
sens, garantira le respect des marges de manœuvres indispensables à
l’engagement et aux investissements. Ce fut l’attitude du Prophète () à
Médine déjà, ce fut celle de ses premiers compagnons, ce doit être celle
de tout projet qui veut tenir compte de la nature de l’homme pour
construire une société basée sur une économie active, en mouvement. Les
limites seront d’ordre éthique : parce que l’homme, toujours, oublie le
sens de la mesure et du bien devant un trop grand appât de gain. Ne pas
faire confiance aux qualités des hommes est injustice, s’aveugler devant
ses faiblesses est folie.
Exigeant des hommes de foi qu’ils prennent garde à préserver la qualité morale de leur gestion, les principes de la jurisprudence islamique en matière de propriété apportent encore deux éléments qui sont de nature à se prémunir des excès. La première de ces limitations est l’obligation de verser la zakât. En effet, l’impôt social purificateur (zakât) est un impôt sur la fortune4 et non pas seulement sur le revenu. Les musulmans doivent verser un pourcentage de leur bien5 au terme de l’exercice comptable d’une année. Nous savons l’importance religieuse de ce paiement6 et du sens éminemment moral qu’il revêt. Sa portée sur le plan de la justice sociale et de la solidarité entre les riches et les pauvres qui doit en découler est explicite. Il faut pourtant ajouter que la zakât est en soi une invitation à faire travailler et fructifier son bien sans thésaurisation possible.7 C’est ce que rappelle justement Roger Garaudy :
Exigeant des hommes de foi qu’ils prennent garde à préserver la qualité morale de leur gestion, les principes de la jurisprudence islamique en matière de propriété apportent encore deux éléments qui sont de nature à se prémunir des excès. La première de ces limitations est l’obligation de verser la zakât. En effet, l’impôt social purificateur (zakât) est un impôt sur la fortune4 et non pas seulement sur le revenu. Les musulmans doivent verser un pourcentage de leur bien5 au terme de l’exercice comptable d’une année. Nous savons l’importance religieuse de ce paiement6 et du sens éminemment moral qu’il revêt. Sa portée sur le plan de la justice sociale et de la solidarité entre les riches et les pauvres qui doit en découler est explicite. Il faut pourtant ajouter que la zakât est en soi une invitation à faire travailler et fructifier son bien sans thésaurisation possible.7 C’est ce que rappelle justement Roger Garaudy :
La zakât, c’est-à-dire un prélèvement, non sur le revenu mais sur la
fortune, afin de la « purifie », empêche toute accumulation. La
jurisprudence primitive, à ce propos, exclut seulement de la zakât les
instruments de travail (ce que nous appellerions aujourd’hui les moyens
de production) et, en fixe le taux à 2,5%, ce qui signifie qu’en
quarante ans (une génération) une « propriété » personnelle est
entièrement abolie et retourne à la communauté (le fonds social
constitué par la zakât étant consacré aux besoins de la communauté et à
l’aide aux nécessiteux). Nul ne peut donc vivre d’une vie oisive par le
seul héritage de sa famille.8
La seconde limitation en matière de gestion de la propriété est l’une
des interdictions islamiques les plus rigoureuses en matière d’affaires
sociales. On se borne souvent à dire et à rappeler que l’islam s’oppose
à l’usure – ou à l’intérêt – sans aller plus loin dans les conséquences
de cette affirmation. Cette analyse est pourtant impérative pour nous
permettre d’aborder, dans un second temps, le champ des solutions
concrètes à apporter aux défaillances du système économique en cours.
Comprise dans la philosophie économique qui la sous-tend et dont nous
avons tracé ci-avant les grandes lignes, l’interdiction du ribâ (dont
nous aurons à donner une définition) porte en elle l’exigence de penser
une économie alternative. Elle ne peut rester dans le domaine théorique
et nous verrons, plus loin, qu’elle exige un engagement local très
déterminé.
L'interdiction du ribâ
Plusieurs définitions ont été données au terme ribâ selon que l’on
voulait restreindre la portée de son interdiction dans le domaine de
l’activité économique ou, au contraire, l’étendre. Le terme arabe
« ribâ » est tiré du verbe « rabâ » qui signifie « accroître »,
« augmenter ». Il existe des avis juridiques divergents sur la nature de
l’interdiction proprement dite ; mais la grande majorité des juristes
d’hier et d’aujourd’hui comprennent qu’il s’agit de la prohibition
formelle de tout taux d’intérêt et de toute usure. Parce que l’idée qui
sous-tend la notion de ribâ est celle d’un accroissement sans service ou
travail rendu : un accroissement du capital par et sur le capital
lui-même. On considère également qu’il existe une forme de ribâ dans des
situations d’échanges inégaux : « c’est l’usure sur les échanges » ou
« sur les ventes » qui s’appuie sur le célèbre hadîth du Prophète :
« Du blé pour du blé à part égale et de main à main ; le surplus
étant de l’usure. De l’orge pour de l’orge à part égale et de main à
main, le surplus étant de l’usure. Des dattes pour des dattes à part
égale et de main à main, le surplus étant de l’usure. Du sel pour du sel
à part égale et de main à main ; le surplus étant de l’usure. De
l’argent pour de l’argent à part égale et de main à main, le surplus
étant de l’usure. De l’or pour de l’or à part égale, de main à main, le
surplus étant de l’usure. »1
Il résulte de ce hadîth l’idée de l’égalité et de la simultanéité
dans l’échange avec comme objectif que les termes de l’échange soient
très clairs pour les deux parties. De nombreux ahâdîth apportent des
précisions qui insistent sur l’importance des conditions de l’échange et
dont les juristes ont extrait l’interdiction formelle de spéculer pour
toutes les écoles sunnites et ce malgré des divergences d’interprétation
sur certains types de procédures économiques ou financières. La
conclusion de Hamid Algabid, ancien premier ministre de la République du
Niger et Secrétaire général de l’Organisation de la Conférence
Islamique (OCI) est claire et juridiquement exacte :
Qu’il s’agisse d’usure sur les prêts d’argent ou sur les échanges, la
minutie des interdictions et des obligations dans la Sunna montre que
l’accumulation est rigoureusement condamnée sous toutes ses formes,
qu’en sont « pourchassées » toutes les occasions, parfois très
improbables. La transparence de la chose prêtée et de la chose rendue,
de la chose vendue et du prix payé est une règle absolue : transparence
sur l’objet lui-même, transparence dans le temps. La spéculation est
bannie tout comme l’enrichissement sans cause, c’est-à-dire
l’accroissement de valeur sans contrepartie légitime (due au travail, au
conditionnement, au transport, à la préparation…) de la chose objet de
l’échange.2
Ce qui apparaît donc sur le plan strictement économique est une double interdiction contenue dans la notion de ribâ dès lors qu’on la comprend dans son sens coranique (accroissement de biens sans service rendu) : interdiction de l’intérêt sur le capital, interdiction de l’intérêt sur les échanges qui, basé sur la spéculation, le monopole ou autres « conditions d’inégalité », n’est plus un bénéfice qui relèverait d’un commerce honnête. Ce sont là les principes généraux de l’interdiction et chaque époque devra considérer les pratiques économiques en cours afin de mesurer leur degré d’adéquation aux principes. Il est clair, de fait, que la définition même du ribâ sera fonction du type d’activités qui naîtra des situations historiques et vis-à-vis duquel le champ d’application de sa définition pourra s’étendre.
Ce qui apparaît donc sur le plan strictement économique est une double interdiction contenue dans la notion de ribâ dès lors qu’on la comprend dans son sens coranique (accroissement de biens sans service rendu) : interdiction de l’intérêt sur le capital, interdiction de l’intérêt sur les échanges qui, basé sur la spéculation, le monopole ou autres « conditions d’inégalité », n’est plus un bénéfice qui relèverait d’un commerce honnête. Ce sont là les principes généraux de l’interdiction et chaque époque devra considérer les pratiques économiques en cours afin de mesurer leur degré d’adéquation aux principes. Il est clair, de fait, que la définition même du ribâ sera fonction du type d’activités qui naîtra des situations historiques et vis-à-vis duquel le champ d’application de sa définition pourra s’étendre.
C’est ce que relève très justement Roger Garaudy en ajoutant, pour ce
qui est de la définition, la priorité de la portée morale de cette
interdiction :
Si donc nous ne cherchons pas un contenu économique à la notion de
« ribâ » (chaque époque historique et chaque couche sociale concernée
lui en a donné un, et différent, depuis Mu’awiya, fondateur au 1er
siècle de l’Hégire, de la dynastie des Ommeyades, et fils de banquiers
de la Mecque, jusqu’aux actuels théoriciens sur les « banques
islamiques » au xxe siècle), nous pouvons néanmoins, avec assez de
clarté, en préciser le contenu moral selon la cohérence du message : si
Dieu seul possède, et si l’homme n’est que le gérant responsable de
cette propriété, en sa qualité de Calife, il ne peut usurper la
propriété de Dieu pour en faire usage à son seul profit, indépendamment
de la volonté de Dieu et des intérêts prioritaires de la communauté. Le
ribâ, c’est donc toute richesse s’accroissant sans travail au service de
Dieu, ou s’accroissant au détriment de la communauté ou des autres par
l’exploitation d’autrui.3
L’insertion de cette notion dans l’ordre moral qui rappelle les deux
dimensions transcendante et communautaire est de première importance et
est sans doute l’objectif essentiel de cette interdiction. Il ne s’agit
pas en effet d’étouffer l’activité humaine, bien au contraire ; mais il
est question de la rendre juste, équitable, de « séparer le bon grain de
l’ivraie ». La progression dans l’ordre des révélations qui vont amener
à cette interdiction est très parlante. Le premier verset révélé est
allusif et dégage le déficit moral du versement d’un intérêt dans les
dépenses personnelles :
« L’intérêt que vous versez pour accroître les biens d’autrui ne les
accroît pas auprès de Dieu ; mais ce que vous donnez en aumônes en
désirant la Face de Dieu, voilà ce qui doublera vos biens… » Coran 30/39
La réflexion est adressée aux débiteurs auxquels il est demandé,
implicitement et d’un point de vue moral, de ne pas s’engager dans ce
type d’emprunt. Les versets de la seconde révélation ayant trait à
l’usure parlent de l’exemple des juifs qui ont transgressé l’interdit :
ce sont les créanciers qui sont mis en avant ici et, dans leur pratique
de l’usure, il y a le fait de « manger injustement les biens des gens ».
La notion de justice est première :
« Nous avons interdit aux juifs d’excellentes nourritures qui leur
étaient permises auparavant : c’est à cause de leur prévarication ;
parce qu’ils se sont souvent écartés de la voie de Dieu ; parce qu’ils
ont pratiqué l’usure qui leur était défendue, parce qu’ils ont mangé
injustement les biens des gens. Nous avons préparé un châtiment
douloureux pour ceux d’entre eux qui sont incrédules.
Mais ceux d’entre eux qui sont enracinés dans la Science, les
croyants, qui croient en ce qui t’a été révélé et à ce qui a été révélé
avant toi ; ceux qui s’acquittent de la prière, ceux qui versent
l’impôt, ceux qui croient en Dieu et au Jour dernier : voilà ceux
auxquels nous donnerons bientôt une récompense sans limite. » Coran
4/160-162
La troisième étape est une apostrophe à l’endroit des musulmans et se limite à un certain type de pratique :
« Ô vous les porteurs de la foi ! Ne vivez pas de l’usure produisant plusieurs fois le double. Craignez Dieu ! Peut-être serez-vous heureux. »4 Coran 3/130
« Ô vous les porteurs de la foi ! Ne vivez pas de l’usure produisant plusieurs fois le double. Craignez Dieu ! Peut-être serez-vous heureux. »4 Coran 3/130
Les versets de l’interdiction formelle sont parmi les derniers
révélés au Prophète5 et ‘Umar avait d’ailleurs regretté que le Prophète
() n’ait pu en préciser toute la signification à ses compagnons. Ici,
les choses sont explicites et il ressort clairement qu’il s’agit de
distinguer entre les bonnes et les mauvaises pratiques dans un sens
absolument moral : le commerce qui peut produire un bénéfice est fondé
sur la justice s’il respecte les conditions qui lui feront éviter de se
transformer en un échange inégal n’aboutissant qu’à l’exploitation des
uns par les autres :
« Ceux qui se nourrissent de l’usure ne se dresseront au Jour du
Jugement que comme se dresse celui que le Démon a violemment frappé. Il
en sera ainsi parce qu’ils disent : “la vente (le commerce) est
semblable à l’usure”. Mais Dieu a permis la vente et il a interdit
l’usure. Celui qui renonce au profit de l’usure dès qu’une exhortation
de son Seigneur lui parvient gardera ce qu’il a gagné. Son cas relève de
Dieu. Mais ceux qui retournent à l’usure seront les hôtes du Feu où ils
demeureront immortels. Dieu anéantira les profits de l’usure et fera
fructifier les aumônes. Il n’aime pas l’incrédule, le pécheur.
Ceux qui croient ; ceux qui font le bien, ceux qui s’acquittent de la
prière, ceux qui versent l’impôt ; voilà ceux qui trouveront leur
récompense auprès de leur Seigneur. Ils n’éprouveront alors aucune
crainte, ils ne seront pas affligés. Ô vous les porteurs de la foi !
Craignez Dieu, renoncez, si vous êtes croyants, à ce qui vous reste des
profits de l’usure.
Si vous ne le faites pas, attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de Son Prophète. Si vous vous repentez, votre capital vous restera. Ne lésez personne, vous ne serez pas lésés.
Si vous ne le faites pas, attendez-vous à une guerre de la part de Dieu et de Son Prophète. Si vous vous repentez, votre capital vous restera. Ne lésez personne, vous ne serez pas lésés.
Si votre débiteur se trouve dans la gêne, attendez qu’il soit en
mesure de vous payer. Si vous faites l’aumône en abandonnant vos droits,
c’est préférable pour vous. Si vous saviez ! Redoutez un Jour durant
lequel vous reviendrez à Dieu. Un jour où chaque homme recevra le prix
de ses actes ; un jour où personne ne sera lésé. » Coran 2/275-281
L’usure qui, en apparence, rapporte de l’argent et augmente le
capital ; l’aumône ou l’impôt social purificateur qui, en apparence, le
diminue se font face : sur la balance divine, sur le compte des
consciences, au paramètre du bien humain, les choses sont, au fond, à
l’opposé ; l’usure est une perte et l’aumône un gain. L’objectif de
l’interdiction est bien de placer les rapports entre les hommes sur le
registre de la transparence, de l’équité, de l’humanité : « Ne lésez
personne, vous ne serez pas lésés. » Il s’agit donc de refuser tout type
d’exploitation et d’encourager un commerce équitable : les riches de
l’époque de Muhammad () ne pouvaient que réagir négativement au sens de
ce message comme tous l’ont toujours fait devant toute révélation
prophétique, de Noé à Jésus.
« Nous n’avons jamais envoyé de Prophète à une cité sans que les
riches ne disent : “Nous ne croyons pas à votre message. ” » Coran 34/34
De la même façon, ce message ne peut provoquer aujourd’hui que la
désapprobation des plus riches parce qu’il est, en soi, le refus
déterminé des asservissements économiques, de l’esclavage financier et
de toute humiliation. Son sens ne souffre aucune entorse : à charge aux
hommes de trouver le système le plus adapté à l’époque et qui soit en
mesure de respecter ce principe-pilier de l’expression d’une économie à
visage islamique ; et qui forcément s’opposera à l’intérêt, à la
spéculation et aux monopoles.
Nous sommes bien dans le registre de l’opposition à l’ordre
économique mondial. On ne peut plus clairement. Et les pays riches,
comme hier les riches commerçants de la Mecque, ne peuvent manquer de
voir un danger dans les mobilisations locales ou nationales visant à
sortir du système de « l’économie classique ». Rien de plus normal. Nous
savons pourtant aujourd’hui que le modèle de développement des pays du
Nord est « inexportable » : un milliard et demi d’êtres humains vivent
dans l’aisance parce que près de quatre milliards n’ont que les moyens
de survivre. Les termes de l’échange sont inégaux, l’exploitation est
permanente, la spéculation outrancière, les monopoles assassins.
L’interdiction de la ribâ, qui est l’axe moral autour duquel s’élabore
la pensée économique de l’islam, appelle les croyants à exprimer un
refus catégorique à un ordre qui ne respecte plus que le sens des
profits et bafoue les valeurs de justice et d’humanité. Dans le même
élan, l’interdiction leur impose de penser et d’élaborer un modèle qui
devra s’approcher du respect de l’injonction. Chacune des étapes devra
être pensée pour permettre une réforme fondamentale et non pour se
satisfaire d’expériences bricolées ici et là et qui ne sont islamiques
qu’en fonction de la bonne conscience qu’elles offrent momentanément à
leurs auteurs. Certaines de ces expériences sont intéressantes et
utiles, sans l’ombre d’un doute ; et il faut prendre en compte les
horizons qu’elles ouvrent. D’autres, malheureusement, sont de la poudre
aveuglant nos yeux et elles permettent à certains États ou à certaines
personnalités richissimes, au moment même où la quasi totalité de leurs
pratiques et de leurs investissements sont liés à l’économie
capitaliste, de s’offrir une caution morale en encourageant un projet
dit « islamique ». Au fond, compte tenu des profits effectués ailleurs,
ni le projet, ni le qualificatif ne coûtent très cher : l’amour de la
réputation a souvent le prix des qualificatifs que l’on bafoue.
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